Peut-on concilier désirabilité et durabilité ?

Face au mur de la crise environnementale, il est urgent d’interroger nos modes de consommation. Mais faut-il pour autant renoncer à rendre les produits désirables ? La durabilité est-elle compatible avec les principes même du marketing, en particulier dans la beauté et le luxe ? Texen a voulu ouvrir la parole sur ce sujet dans le cadre d’un Tribunal pour les générations futures co-organisé avec Usbek & Rica. 

 


« Notre génération a pris conscience de la finitude du monde […] la désirabilité va de pair avec la responsabilité », clamait le Comité Colbert, porte-parole du luxe français, dans son rapport annuel de 2023. 

Un message d’espoir assumé, envoyé à un secteur qui se questionne sur ses devoirs vis-à-vis du réchauffement climatique. Comment conjuguer le désir, moteur de la consommation, avec la durabilité, devenue une boussole pour le monde de demain ? Faut-il se résoudre à fabriquer des emballages aseptisés et formatés ou peut-on encore rêver en consommant ? 

Pour éclaircir cette problématique, Texen a réuni quatre experts du secteur du luxe et de la beauté au sein d’un Tribunal pour les Générations Futures (TGF), animé par Usbek & Rica, le 4 novembre dernier. Le concept du TGF permet de simuler une audience judiciaire pour déterminer l’impact d’une pratique, en l’occurrence celle des emballages durables, sur nos descendants. Alexandra Chauvigné, Directrice Générale de PSB Industries, était présente aux côtés des clients et salariés de l’entreprise, insistant sur « la dimension morale » de cette question. Au fil d’une heure de débat, le vote a été unanime, car 88 % de l’audience a estimé qu’il était possible de concilier durabilité et désirabilité.

Pourtant, le résultat n’était pas joué d’avance, compte tenu des défis de la filière. Dans le secteur du luxe, l’identité d’une marque repose sur l’exclusivité et la beauté de ses produits. Mais si l’on veut rationaliser au maximum le coût écologique des emballages, la question de l’uniformisation se pose. Finalement, le luxe ne tient-il pas uniquement à ce qui se trouve dans la bouteille du célèbre Chanel n°5 ? Julien Garry, Directeur international achats et innovation chez Chanel, réfute. « L’idée d’un flacon standardisé serait un non-sens. Il n’y a plus de luxe si on opte pour l’uniformisation. Chaque maison cultive sa singularité, et c’est ce qui fait aussi son attrait », lance-t-il, interpellé par le procureur des générations futures sur ce dilemme.

La question est d’autant plus importante pour la beauté et le luxe. Ne faut-il pas privilégier les emballages complexes (dont le coût écologique est plus élevé) aux applications les plus essentielles comme la santé ? « Ne peut-on pas considérer que la beauté est essentielle ? Je me doute qu’un monde où la recherche du désir et du beau disparaît soit très durable », rétorque Guillaume Bellissen, directeur des ventes et marketing chez Texen.  « Nous assumons d’agir sur notre cœur de métier pour avoir un réel impact, plutôt que de fuir, car le monde de la beauté ne va pas disparaître demain », note-t-il. Selon Julien Garry, il ne faut pas négliger l’importance du packaging. « Il n’est pas là juste pour emballer, mais aussi pour protéger, transporter, voire augmenter le produit (comme dans le cas de la brosse du mascara). Il y a beaucoup de technicité derrière nos emballages », ajoute-t-il. 

Fidèle à sa philosophie, Chanel a par exemple pris les devants en proposant des flacons rechargeables, même si la démarche reste minoritaire. Selon le célèbre groupe français, la solution la plus durable n’est pas encore la plus désirée par les consommateurs. « C’est aussi le rôle des marques de montrer la voie », conclut Julien Garry. Un constat partagé par Mathieu Dufour, directeur des achats packaging pour le groupe L’Oréal.

« Nous avons des solutions pour agir sur nos packaging : appliquer notre politique 3 R : Reduce (diminuer le poids), Replace (supprimer le plastique d’origine fossile) ou Recycle»,

explique le représentant de l’Oréal, qui observe également que « Nos clients expriment un intérêt pour le rechargeable, mais la demande reste faible. Pour les consommateurs, recharger n’est pas encore un geste naturel ». « Nous avons ce double rôle de créer une nouvelle gestuelle tout en éduquant nos consommateurs ». 

En attendant que le « refill » entre définitivement dans les mœurs, les grands du luxe placent leurs espoirs dans leurs services de R&D, mais aussi du côté des start-up. Selon Bénédicte Garbil, Senior Vice-Présidente des affaires institutionnelles et du développement durable pour Carbios, l’innovation est la clef pour réconcilier la durabilité et la désirabilité. Cette pépite auvergnate a mis au point un processus permettant de recycler du plastique (PET) plus efficacement grâce à un enzyme, tout en préservant les qualités esthétiques de la matière première. Une future révolution dans le monde du packaging, où l’emballage demeure le premier atout marketing d’un produit. Or aujourd’hui, des défis techniques demeurent pour obtenir un produit recyclé qui ne perd pas ses attraits. 

Interpellée sur « les potentielles limites » de son projet, Bénédicte Garbil émet toutefois des nuances. « Nous avons deux défis principaux : celui du consommateur, qui doit absolument mettre son déchet dans la poubelle afin qu’il parte dans le circuit, ce qui n’est toujours le cas. Mais aussi celui du tri : il y a toute une industrie qui propose des solutions, notamment à base de capteurs, pour mieux valoriser les déchets. Et il y a du progrès à faire », lance-t-elle. « Les filières de recyclage doivent se développer partout dans le monde. Le plastique, le métal ou le verre ne se recyclent pas à la même échelle selon les pays » ajoute Mathieu Dufour.

Côté Texen, le directeur des ventes et marketing Guillaume Bellissen se réjouit des solutions déjà mises en place, mais admet que le parcours pour les industrialiser reste long et coûteux pour les entreprises. « Sur le mass market, de nombreux acteurs sont passés aux mono-matériaux, plus faciles à recycler. On a également créé des capots de vernis à ongles composés à 100 % de matières recyclées par exemple », analyse celui qui revendique l’importance de ne pas abandonner notre attachement au « beau ».

Dans une certaine mesure, on peut se demander s’il existe un avenir désirable qui ne soit pas durable. Alors que le GIEC estime que dès 2030, nous aurons gagné 1,5 degré par rapport à la période pré-industrielle, Bénédicte Garbil lance un pari. « La désirabilité, lorsqu’elle est réinventée à l’aune de la durabilité, peut même devenir une nouvelle norme », conclut la Senior Vice-Présidente de Carbios. 

Ce concept d’une « norme désirable » propose une voie inédite pour les marques, qui se questionnent sur leur rôle de précurseur pour insuffler de nouveaux choix de consommation. Mais cette ambition dépend d’une collaboration forte entre les grands groupes du secteur, les acteurs de l’innovation privés et publics et bien sûr la chaîne de recyclage, qui doit encore se réinventer pour être plus efficace.